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SUN TZU ET L’ART DE LA GUERRE – REVUE MILITAIRE SUISSE

Le maître chinois vieux de vingt-cinq siècles n’a pas pris une ride. Grâce à sa stratégie du contournement, il est possible d’analyser les conflits actuels et d’évaluer les chances de succès des belligérants. Paradoxalement, celui qui vécut dans une Chine en pleine crise, à la césure des royaumes combattants et de l’unification impériale, préfigure notre monde où l’état-nation structuré et se prévalant de sa souveraineté s’estompe au profit d’autres entités en plein processus d’élaboration. Sun Tzu nous offre une leçon de stratégie impérissable et d’une parfaite concision.
Dans un poème, Mao déclame : « celui qui n’atteint pas la Grande Muraille n’est pas un héros ». Outre le symbole et l’hommage rendu à la Chine immémoriale, quelles sont les motivations du grand timonier? Expert en propagande, il décrit la Longue Marche, cette misérable déroute, comme une épopée qui galvanise ses partisans, rallie les indécis et renverse l’arrêt du destin. Le sommet de l’art du stratège consiste à modifier de toute urgence un plan parfaitement conçu lorsque la situation contingente vient brusquement à changer. Mao applique le traité de Sun Tzu et le rend populaire. Quelques rares stratèges s’y intéressent, comme le major général Griffith des US Marines et un officier français, David Galula. Plusieurs traductions ressurgissent comme celle du Père jésuite Amiot datant du XVIIIème siècle; d’autres, notamment francophones, viennent de paraître.
Sun Tzu condense en aphorismes un enseignement implicite qui dépasse très largement le sujet laconique et lapidaire. Il aime éclairer ici et là un point particulier sans longue dissertation mais qui ouvre de vastes perspectives. « Lire le chinois, ce n’est pas jongler avec des concepts, mais observer les choses accomplir leur destin » , dixit Ezra Pound, confirmation du fait que les symboles sont actifs et opératifs. Ils font intervenir l’invisible dans le visible, traduisant la stratégie en une vision de la victoire prévisible au service de l’empire.

Autrefois comme de nos jours, tout est contournable, tout est retournable : le matériel, le personnel, la stratégie. Il surgit de nouveaux espaces ou techniques de contournement. Zbigniew Brzezifiski écrit en 1970 dans Between Two Ages: « L’espace et le contrôle du climat ont remplacé Suez ou Gibraltar comme élément clef de la stratégie », citant aussi Gordon Macdonald à propos des manipulations du climat et des bactéries. Cette nécessaire agilité mentale que nous enseigne Sun Tzu échappe encore à l’esprit occidental de système. Dans les armées régulières prisonnières des doctrines d’emploi et des notices techniques, le règlement prévoit de punir le soldat qui innove, adapte, bricole, fait fi des brevets industriels, laisse chez le fourrier les inventions aberrantes d’ingénieurs n’allant jamais au feu et les remplace par des accessoires de fortune.
En opérations extérieures, il est fréquent d’observer des heurts entre bandes rivales, phénomène actant la fin des guerres entre Etats, donc entre puissances qui prétendaient encore exercer le monopole de la contrainte. Simultanément, l’identification de l’ennemi est rendue difficile par le camouflage, le leurre, la déception, à tous les degrés, selon la formule de Mao Tse Tung: « le rebelle vit dans la population comme le poisson dans l’eau ». Or, les conditions juridiques d’emploi des forces limitent les méthodes de recueil de renseignement. Comme les combats ont lieu le plus souvent en zone urbanisée, la guérilla s’estompe au profit d’une véritable guerre de rue.

La ville devient elle le nouveau théâtre des opérations ?
Depuis les « Années Folles », les belligérants ont dû s’adapter à des conditions nouvelles qui aggravent le stress post-traumatique. Dans la doctrine d’emploi des forces des pays développés, il est considéré comme illusoire pour une armée de contrôler une ville à la population hostile. Ce qui est vrai aujourd’hui peut ne plus l’être demain en fonction de l’opinion.

 

Dr. Philippe Lamarque de l’Académie des sciences d’outremer, Paris