Homère composa les deux poèmes grandioses et universellement connus : L’Iliade et de L’Odyssée. Il en existe un autre, assez bref, de trois cents hexamètres dactyliques, qui narre un combat comique et dérisoire, dans le genre de la tragicomédie : la Batrachomyomachie, ou la Guerre des rats et des grenouilles. Qui sait qu’il contient d’impérissables leçons dans l’art de la guerre ? Comment cette aimable farce a-t-elle servi de doctrine stratégique aux guerriers de la civilisation indo-européenne depuis d’Antiquité jusqu’à la Renaissance, voire jusqu’à nos jours ?
Au même titre que Sun Ze, le Chinois du Vème siècle. av. J.-C., peut être considéré comme le premier maître connu d’un traité de stratégie, l’analyse de la Batrachomyomachie démontre qu’Homère était non seulement l’auteur du mythe fondateur de l’Europe, mais aussi un expert dans le combat terrestre comme dans la science navale : il nous lègue son savoir avec pudeur dans quelques vers amusants. Son enseignement a traversé les siècles : il est assez aisé d’émettre quelques hypothèses sur des batailles d’autrefois dont l’un des protagonistes au moins connaissait le poème.
Quelques opérations militaires célèbres puisent elles leurs références chez Homère ?
Quels liens peut-il y avoir entre la Batrachomyomachie et diverses campagnes et opérations, éloignées les unes des autres dans l’espace et le temps ? En citant des conflits selon un choix arbitraire, non exhaustif, il est possible d’y retrouver un écho des trois centaines de vers :
Le talus défensif des grenouilles se retrouve dans plusieurs assauts amphibies (Scipion l’Africain à Zama en 202 av. J.-C., Guillaume le Conquérant à Hastings en 1066, Overlord en 1944) comportant le contrôle de la zone navigable, l’aménagement de la projection littorale et l’affrontement avec une offensive terrestre. Tout au long de l’Antiquité romaine, pour la plus grande joie d’un public aussi infantile que sanguinaire, les jeux du cirque ensanglantent la carrière de sable ; mais parmi les divertissements convenus, théâtralisés et tragicomiques, les plus prisés sont les naumachies : des batailles navales en modèle réduit.
e En 1415, l’armée anglaise prend position devant le bourbier d’Azincourt cloisonné par deux couverts boisés. La chevalerie franque s’enfonce dans la fange, s’y épuise et y disloque son dispositif. Enfin, Henri V fait massacrer les prisonniers par nécessité et prudence : cet acte contraire à la morale d’un prince chrétien ne peut s’expliquer que par un précédent littéraire prestigieux.
Le 5 janvier 1477, lors des guerres helvétiques, Campobasso attire les Bourguignons dans un traquenard sur les bords marécageux de l’étang Saint-Jean après la bataille de Nancy. Le duc Charles le Hardi, improprement appelé « le téméraire » par l’historiographie, y trouve la mort. S’il y a fort peu de chances pour que le mercenaire qui a trahi le duc ait été helléniste, rien n’empêche d’imaginer que parmi les Confédérés se fussent trouvés de fins lettrés, surtout dans les quelques décennies qui précèdent la Réforme. Les cataphractaires antiques puis les blindés de Léonard de Vinci s’inspirent sans doute de la charge des écrevisses à la fin du poème.
En 1630, un conflit juridique oppose la Compagnie de Jésus du collège de La Flèche au marquis de Varenne et à ses gentilshommes commensaux. Après quatre ans de procédure, les Jésuites perdent le procès et versent des indemnités. Cette querelle est tournée en ridicule et surnommée la « guerre des grenouilles » parce qu’une partie de la procédure porte sur le droit de prédication dans les douves, fortifications parfois marécageuses. Henry Sémery publie en 1872 un opuscule : La Flèche au XVIT siècle : la guerre des grenouilles et les barons fléchois. De nos jours, au Prytanée national militaire de La Flèche, un petit insigne métallique en forme de grenouille fait partie des traditions qu’entretiennent les Brutions.
Dr. Philippe Lamarque de l’Académie des sciences d’outremer, Paris